Niger Zinder

Mécanismes d’endettement des familles et de spéculation des prix

La crise nigérienne dans la région de Zinder est l’illustration d’un paradoxe : ce n’est pas tant l’existence d’un déficit de la production céréalière qui affecte la population mais c’est surtout l’impossibilité d’accéder à la ressource pour les plus pauvres, situation résultant de la tendance inflationniste elle-même conséquence du phénomène spéculatif entretenu par les grossistes céréaliers. Au plus fort de la crise, tandis que le Niger exporte sa production céréalière, la population a faim. Quels sont les processus à l’origine de ce phénomène et quels en sont les effets ? Ce second article propose d’évoquer les mécanismes d’endettement des populations, le processus de spéculation des prix et la dynamique spatiale comme stratégie de survie des plus pauvres.

Les familles pauvres dans la spirale de l’endettement

Durant les mois qui précèdent la période de soudure[1], les familles piochent régulièrement dans leurs stocks afin de faire face aux dépenses comme par exemple un complément alimentaire qui n’a pas été acheté au cour des jours suivants la récolte, une dépense médicale et l’entretien du réseau de solidarité. Le stock diminue de façon significative selon une fréquence hebdomadaire. Les ressources ainsi sollicitées sont consommées avant le commencement de la période de soudure qui correspond à la période la plus critique. Au cours de cette période, les ménages s’endettent auprès des grands commerçants sur leurs récoltes de l’année à venir. Généralement, les grossistes proposent de verser une botte de mil aux familles sous la condition que ces dernières leur reversent trois bottes lors de la prochaine récolte. L’activité économique des commerçants repose sur un système d’octroi de crédit à un taux exorbitant pouvant atteindre 200%. Ce système, dans son principe de fonctionnement, est comparable, toute proportion gardée, à un marché informel de banques céréalières. Au lieu que le stock céréalier soit conservé au sein de la banque céréalière, ce sont les grands commerçants qui se substituent au rôle de ces banques. Ce phénomène semble s’être généralisé depuis la sécheresse de 1984. Il semblerait que devant l’ampleur de cette activité informelle l’on puisse parler de « rente agricole » de la part des grands commerçants.

Afin de limiter le recours à l’endettement, certaines familles rurales vont développer des stratégies d’adaptation. Les plus riches vont constituer en parallèle de leur activité agricole un petit élevage de boucs, zébus,… Cette activité est principalement exercée par les populations touaregs sédentarisées. Ce système va avoir un double effet positif. D’une part, les agriculteurs vont disposer de fumiers qu’ils utiliseront comme engrais naturel afin de fertiliser les sols. D’autre part, en période de crise, ils vont pouvoir vendre un animal au marché et bénéficier ainsi d’une ressource financière complémentaire conséquente. Les populations agro-pastorales sont très fragilisées pendant la période de soudure. Le prix de vente des animaux chute considérablement suite à une diminution de leur poids résultant de la raréfaction des pâturages. Les animaux sont affaiblis et les éleveurs doivent vendre leurs bêtes à perte. Il s’ensuit un phénomène de décapitalisation du cheptel. Au moment de la récolte (la meilleure période pour vendre les animaux), la valeur d’échange d’un mouton correspond à un sac de 100 kg de mil. Au plus fort de la période de soudure de l’année 2005, cinq moutons étaient nécessaires pour obtenir ce même sac.

Dans le but de faire face aux dépenses engagées par les mariages, les familles s’organisent. Il est courant que ce soit la famille du jeune marié qui paye la cérémonie de mariage (cette pratique correspond à une dote). Afin de limiter le recours à des sources de financements externes au clan familial et sous la condition que la famille de la future épouse puisse épargner la somme nécessaire à la cérémonie, alors cette dernière va prêter l’argent au futur époux sous forme de prêt. Cette pratique permet de faire face à une situation difficile sans avoir recours à une aide financière extérieure au réseau familial. Néanmoins, cela a trop souvent pour conséquence d’accentuer la pression sociale sur la personne du jeune marié. Ce dernier est contraint d’honorer sa dette par tous les moyens et de distribuer, dans l’attente du remboursement, des petits cadeaux en gage de reconnaissance à sa belle famille. Ainsi, le recours à ce système représente une source d’endettement important car plus la période de recouvrement de la dette est longue, plus les intérêts distribués sont forme de cadeaux constituent une somme importante.

Le recours au crédit financier auprès des institutions de micro crédit reste difficile à obtenir car il suppose d’avoir un minimum de garanties. Ainsi les paysans qui y ont accès sont ceux qui disposent de biens à mettre en gage et qui représentent une certaine “solvabilité”. Quant à ceux qui n’y ont pas accès, ils sont pour la plupart déjà lourdement endettés sous forme monétaire ou sur leur récolte en nature. De façon générale, la demande de liquidités monétaires intervient après l’utilisation du crédit agricole. La chaîne de solidarité a tout de même ses limites : lorsque les agriculteurs obtiennent une bonne récolte, certains partent en ville afin de protéger leurs ressources.

Le phénomène de spéculation des prix des denrées alimentaires

Il n’existe pas au Niger un marché national des céréales mais des marchés locaux implantés dans les centres urbains (Zinder, Maradi,…) et dans certains villages ruraux au sein desquels le marché agricole est généralement hebdomadaire. Ces marchés sont situés sur la région frontalière avec le Nigeria. Les petits producteurs qui ont cultivé d’autres céréales comme le niébé vont toujours le vendre en priorité afin de conserver le maximum de mil pour leur consommation personnelle. Les mesures d’échanges sur les marchés céréaliers sont la tia/mesure qui représente environ 2,5 kg et le sac de mil qui a une contenance de 22 tias (55 kg) ou de 40 tias (100 kg).

Afin de créer une situation de pénurie, les grossistes stockent les céréales pendant les mois suivant la récolte. Ce n’est qu’après le commencement de la période de soudure qu’ils alimentent les marchés de quelques tonnages céréaliers afin d’entretenir une pénurie qui aura pour conséquence de maintenir un prix élevé et croissant de la mesure. Cette action débute généralement vers le mois de mai. Suite à la rareté de la denrée disponible sur les marchés et à l’importance de la demande à cette période, les prix de vente de la tia ne vont cesser d’augmenter à un rythme croissant pour atteindre des prix considérables. Au plus fort de la crise de l’année 2005, le taux d’inflation du prix de la mesure de mil a atteint dans certaines localités près de 400 % par rapport au prix d’achat pratiqué à la fin octobre de l’année précédente (période de récolte). Les prix, généralement de 10.000 FCFA[2] le sac de mil, ont amorcé dès juin 2005 une hausse importante, portant la valeur du sac de 100 kilos de mil à 22.700 FCFA[3] à Zinder. Le phénomène s’est rapidement étendu à la région de l’Aïr, bien que la hausse des prix ait été moins importante. En août 2005, le prix de la mesure de mil dans le village de Goufat (Aïr) a atteint 1100 FCFA[4] au lieu des 600 FCFA[5] habituel à cette période.

Le phénomène inflationniste est entretenu par les grands commerçants. Ces derniers rendent disponible aux familles une partie de leurs stocks sous forme de crédits en nature. Tout au long de la période, le marché est alimenté de façon restreinte afin d’entretenir la pénurie et maintenir la hausse des prix. L’autre partie du stock est vendue aux plus offrants. Les acheteurs, capables de mobiliser des sommes conséquentes, sont d’autres grands commerçants nigérians, maliens, béninois et burkinabés. Ces derniers possèdent un pouvoir d’achat d’environ dix fois supérieur aux commerçants nigériens. Ils exportent l’ensemble des marchandises vers leur pays d’origine. Ce phénomène est favorisé par le fait que le Niger constitue un des marchés les plus ouverts du Sahel. Les exportations ont lieu sans entrave. À l’inverse, les pays frontaliers du Niger, à savoir le Burkina Faso et le Mali essentiellement, ont quand à eux, au cours de l’année 2005, fermé leurs frontières afin d’éviter que des exportations vers le Niger ne réduisent leurs stocks et n’augmentent les prix sur leurs marchés nationaux respectifs.

Le mil n’est pas l’unique denrée sujette aux pratiques de stockage des grands commerçants. Les sommes mobilisées par les grands commerçants sont d’une telle importance qu’elles monopolisent l’accès de l’ensemble des marchés céréaliers et font que ces derniers sont inaccessibles aux populations de revenus modestes. Cette caractéristique met en évidence le fossé existant entre les moyens dont disposent les familles pauvres et les commerçants spéculateurs.

La dynamique spatiale comme une des réponses à la crise

Dès le mois de février 2005, nombreux étaient les chefs de familles rurales partis migrer en zone urbaine afin d’assurer un revenu même précaire pouvant permettre au foyer de survivre. Dans la région de Zinder, les migrations vers les villes représentent l’une des réponses majeures au phénomène de pauvreté. L’économie rurale de la région de Zinder dépend dans une certaine mesure de celle des pays côtiers qui absorbent les migrations saisonnières ou définitives des ruraux. Des centaines de milliers de migrants vont chaque année vers les villes de l’intérieur du Niger et les villes côtières comme Abidjan, Cotonou, Lomé et Lagos, pour ne citer que ces dernières. Ainsi, le niveau de pauvreté du monde rural ne dépend pas uniquement des aides apportées, mais aussi des revenus issus de la solidarité et de la rémunération des travaux effectués au sein des capitales des pays côtiers limitrophes. Vécue ainsi, la migration urbaine correspond à un éclatement temporaire de la cellule familiale. Les migrations circulaires “rural-urbain” constituent une dynamique structurelle permettant de faire face dans une certaine mesure à la crise alimentaire. La famille rurale pauvre compose avec plusieurs espaces géographiques afin d’assurer son minimum vital.

Partir en ville pour l’exode ou la mendicité relève de la même logique mais reste une solution extrême. Par ailleurs, l’envoi d’un migrant en ville correspond pour la famille en une sorte d’assurance vie au même titre que jouaient autrefois les greniers à mil en permettant de renforcer la solidarité villageoise et de diversifier les revenus des ménages. En ville, c’est essentiellement le secteur informel qui draine les populations rurales en migration. Depuis les années 1990, l’exode rural a diminué au profit des migrations circulaires. Même si les ruraux pratiquent les migrations circulaires rural-urbain de façon temporaire, ces derniers ont intégré la dimension sécuritaire d’un point de vue économique de l’espace urbain. Ce phénomène est en partie à l’origine de la conception symbolique de la ville comme espace générateur de revenus et créateur de richesses.

Les crises alimentaires chroniques que connaît le Niger ont pour conséquence une régression des revenus ayant comme corollaire la multiplication des stratégies de survie. Les migrants  établis en ville de façon durable constituent essentiellement une population victime d’une grande pauvreté. Ces derniers n’ont pas choisi cette option qui s’est imposée à eux en dernier recours. Ces migrants se retrouvent entre deux mondes, coupés de leur milieu d’origine et non intégrés dans l’espace urbain. Cette situation est caractéristique d’une exclusion sociale couplée d’un manque de ressources économiques. Par ailleurs, l’exode étant le dernier recours, cela signifie que l’individu ne peut plus solliciter son réseau de solidarité, celui-ci étant devenu inexistant. Trop souvent, au cœur de cette situation tragique, le seul moyen possible pour se procurer les ressources vitales quotidiennes réside dans la pratique de la mendicité. La ville se présente alors comme un marché de redistribution caractérisant un espace anonyme, un lieu de « vide social ».

Il est un constat indéniable : la crise alimentaire nigérienne repose sur un paradoxe. Malgré le déficit qui caractérise la production céréalière à l’échelle nationale, le Niger exporte son stock pour alimenter les marchés de ses pays voisins. Les pratiques spéculatives auxquelles s’adonnent les grands commerçants, à l’origine du phénomène, limitent l’accès à la ressource pour les plus pauvres, à savoir la majeure partie de la population. Cette caractéristique de la crise alimentaire nigérienne reste encore trop peu évoquée par la communauté internationale. Toutefois, s’interroger sur les caractéristiques de la crise rencontrée dans ce pays sans évoquer le rôle des banques céréalières et les stratégies spécifiques mise en œuvre par les plus démunis reste incomplet. Plusieurs interrogations nécessitent une attention. Quel est le rôle des banques céréalières au sein des pratiques spéculatives ? Puis enfin, quels sont les modes d’adaptation compensatoires spécifiques développés par les familles ? Ces interrogations seront traitées dans le troisième et dernier article de cette série.

Auteur : François-Xavier de Perthuis de Laillevault. Article publié dans Le Panoptique, le 1er janvier 2008.


[1] Pour les agriculteurs, la période dite «de soudure» fait référence aux périodes de pénuries qui se produisent avant les récoltes, lorsque les réserves de nourriture sont épuisées et que les prix du marché sont élevés. Pour les éleveurs, cette période correspond à la fin de la saison sèche et fait suite à la raréfaction des pâturages et aux maladies qui déciment le bétail.

[2] Soit près de 22 US$

[3] Soit près de 50.5 US$

[4] Soit près de 2.5 US$

[5] Soit près de 1.3 US$

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